Trois Amies

Un film d'Emmanuel Mouret

6 novembre 2024

ENTRETIEN AVEC EMMANUEL MOURET

Avec Trois Amies, vous donnez à entendre une tonalité nouvelle dans votre cinéma, celle du tragique, qu’en accompagne une autre, plus douce, tendre et légère.

Ce qui m’intéressait, c’était de faire tourner autour d’un personnage tragique, celui de Joan (India Hair), d’autres situations et personnages qui contrebalancent la tonalité et les points de vue, incarnés par ses deux amies, Alice (Camille Cottin) et Rebecca (Sara Forestier). Le tragique de Joan prend racine dans ses propres sentiments et scrupules, et dans une conception de l’amour intimement liée à l’honnêteté, une vertu qu’elle hisse au-dessus de tout. Malgré toute l’affection qu’elle éprouve pour Victor avec qui elle vit, elle s’aperçoit en sondant au fond d’elle qu’elle n’en est plus amoureuse. En le lui dévoilant, elle provoque une séparation qui elle-même conduit à un malheur, puisque Victor meurt dans un accident, et Joan s’en sent responsable.

Mais ce film n’est pas qu’un mélodrame. La trame de Joan, en étant associée à la situation symétriquement inversée d’Alice pour qui le lieu du couple n’est pas celui de la passion, qui fait souffrir, mais celui de la stabilité sécurisante, permet des allers-retours à la fois entre des idées opposées, mais aussi entre des tonalités différentes. La troisième amie, Rebecca, qui vit dans l’inconfort amoureux et professionnel et cherche davantage de stabilité, offre encore un autre point de vue, et même un autre registre, encore plus fantaisiste.

Trois Amies est pour moi une comédie dramatique dans le sens où le tragique et le comique y sont entrelacés tout du long.

Votre écriture, très musicale, entremêle des lignes de récit, et donne à sentir la météo changeante en chacun de vos personnages...

Le cinéma, dans son ensemble, me paraît musical dans le sens où un film s’étend comme la musique dans le temps et joue d’une myriade de contrastes et de répétitions qui créent des effets. Les contrastes proviennent de toutes parts : du choix des comédiens, des décors, des ambiances, des rythmes, etc. Mais aussi beaucoup des points de vue des personnages, de leur façon d’appréhender la société, leurs désirs, ainsi que de leurs attentes, qui peuvent être déçues ou récompensées. Les différentes histoires qui parcourent le film entrent en résonance et procurent des lignes mélodiques, génératrices de contrepoints. Ces trois amies diffèrent par leurs idées, mais aussi par leurs manières de ressentir les choses de la vie. En tant que spectateur, j’aime être pris par différentes couleurs de récits et passer de l’un à l’autre, c’est ainsi que la pensée est stimulée, en comparant les récits entre eux, en les soupesant.

Comment se sont dessinés les personnages masculins autour ces trois femmes ?

Victor, le compagnon de Joan, disparaît avant de réapparaître sous forme de fantôme. Il est le narrateur de ce récit. Victor va voir naître en lui une grande tendresse pour les vivants qui lui sont chers. La tonalité douce dont vous parliez provient beaucoup de ce personnage, et de l’interprétation de Vincent Macaigne, qui lui apporte beaucoup de sa bonhomie. Victor, décédé, se débarrasse de toute acrimonie, de tout ressentiment ; sa mort lui permet de s’interroger, de faire des aveux et d’apporter un autre éclairage sur cette histoire. Le personnage le dit lui-même : c’est comme si en mourant il avait achevé une psychanalyse et n’était plus dans un rapport conflictuel avec le monde. Cette fantaisie m’a beaucoup stimulé à l’écriture : j’aimais que celui qui nous plonge dans ce récit ne soit déjà plus là.

Thomas (Damien Bonnard) se retrouve dans une situation très cruelle. En aidant Joan à « s’en sortir » moralement, il tombe amoureux d’elle et devient victime de cet amour. Ce qui m’intéressait avec ce personnage, c’est tout l’agencement des motifs qui le rapprochent de Joan : il est prof lui aussi, c’est lui qui remplace Victor au lycée, il habite l’appartement d’au-dessus, il a une fille qui s’entend très bien avec celle de Joan, etc. Tout la rapproche d’elle... et pourtant ...

Quant à Éric (Grégoire Ludig), il est épris de Rebecca, une des meilleures amies de sa compagne, Alice. J’étais très intéressé par cet effet miroir où chacun dans le couple est persuadé que l’autre est très amoureux, mais en réalité chacun donne le change !

À la différence de Mademoiselle de Joncquières, le désir de vengeance n’habite pas vos personnages. Au contraire, une certaine noblesse d’âme se révèle chez certains à des moments cruciaux...

J’aime mettre mes personnages face à des problèmes moraux, mais ce ne sont pas des héros. Ils sont affectés, peuvent être égoïstes, capricieux, réagissent parfois avec maladresse, mais sont aussi capables de considération, de scrupules. Comment font les autres ? C’est peut-être ce que l’on scrute au cinéma comme en littérature. On recherche dans les récits des exemples, des modèles, une façon de réfléchir à nos propres scrupules. Ainsi me semble-t-il important de tenter de trouver une noblesse à mes personnages, même minime, même s’ils peuvent être ridicules aussi. Des personnages qui sont à la fois beaux et un peu ridicules, c’est un mélange qui me plaît. Ils sont aux prises avec leur conscience, un peu perdus, parfois beaucoup, ils peuvent faire souffrir, mais ont de l’égard les uns pour les autres et tentent de corriger leur tir.

J’aime les personnages qui se trompent, qui recommencent et qui se trompent encore, comme Buster Keaton tombant et se relevant, chute après chute, et qui continue sans se retourner, sans blâmer quiconque. J’aime les personnages qui se perdent dans leur rêve, dans leur obsession, qui perdent leur chemin, qui en retrouvent un, puis un autre, et ainsi de suite. J’ai une tendresse pour ces personnages qui voudraient être mieux qu’ils ne le sont et qui n’y arrivent pas vraiment. Pas vraiment ou peut-être juste par moments.

Trois Amies pose cette question : comment être honnête avec soi-même sans blesser l’autre ? Il est des cas où cette équation n’est pas résoluble et c’est ce qui va tourmenter Joan tout au long du récit. C’est ce lieu de l’intimité qui m’intéresse. L’absence de ressentiment là où l’on pourrait l’attendre me touche toujours. C’est un parti pris d’envisager des personnages qui ne se retournent jamais contre les autres.

L’amitié et l’amour avancent main dans la main dans ce film...

L’amitié permet des variations de situations intéressantes et délicates : elle induit des cas de conscience, de responsabilité et de conseil, un intérêt accru aux intérêts de l’autre, et parfois une utilisation du mensonge pour préserver l’autre. Dans ce film, à aucun moment l’amitié de ces femmes n’est en crise bien que leur vie sentimentale soit agitée. Autant les histoires d’amour les bouleversent, autant le socle de ces trois amies ne bouge pas.

D’où vous vient votre goût pour les personnages d’enseignants ?

C’est une activité professionnelle dans laquelle je me sens à l’aise pour développer des personnages et que je trouve chaleureuse, à la fois savante et humble. Ce sont des personnages qui appartiennent à une couche sociale, mais qui sont à l’intersection d’autres couches sociales et d’autres âges. Ils enseignent, ils travaillent autour d’un savoir et de sa communication, mais ils sont aussi perdus que tout le monde.

Votre récit, que vous cosignez avec Carmen Leroi, fait la part belle à l’irrationnel. Il y a, d’une part, la présence spectrale de Victor, et, d’autre part, la porosité du rêve d’Alice qui influe sur le réel...

Les rêves sont aussi des récits qui peuvent avoir des effets sur nos affects et nous trouvions intéressant de jouer avec cela. Cela participe à l’idée d’aventure qu’est ce film. Travailler avec Carmen Leroi m’a encouragé à me dépasser, du moins à oser certaines choses. Nous partageons une sensibilité et une cinéphilie communes, nous avons revu un certain de nombre de films pendant l’écriture pour piocher des idées çà et là, comme Alice de Woody Allen. Par ailleurs, cette idée du rêve qui rejaillit dans le réel était présente dans mon premier film, Promène-toi donc tout nu !

J’apprécie la fantaisie et les possibilités que ces incursions irrationnelles ou oniriques offrent sans nuire à la profondeur, au contraire. Qu’un ex-compagnon mort puisse revenir s’adresser à celle qui souffre de sa mort, et la consoler, c’est normalement impossible mais c’est beau.

Comment avez-vous travaillé avec Carmen Leroi à la structure de votre narration, qui débute par une boucle temporelle, puis se déroule en donnant la sensation d’une histoire sans fin ?

Le récit s’étend sur plus de deux années. La voix off nous permet d’entrer dans l’histoire à un moment précis, qu’on quitte pour retourner dans le passé avant d’y revenir. Le film chemine en alternant temps condensés et temps dilatés, et en passant d’une ligne narrative à l’autre, aux couleurs parfois très différentes. Pour Carmen et moi, c’était aussi complexe que stimulant à écrire.

Ces fils narratifs entremêlés ont par ailleurs nécessité une grande attention au montage. Avec Martial Salomon, le monteur du film, nous nous sommes amusés à envisager ce film comme une sorte de mini-série en un seul épisode ! J’aime les histoires et j’avais envie d’un film qui soit « hyper narratif ». Et en même temps, ce que j’aime au cinéma, contrairement à la série, c’est la notion de conte, avec une situation de départ et une fin. Mon amour du cinéma vient du fait qu’on entre dans un récit, et que, lorsqu’on quitte la salle, on puisse se refaire le film.

Votre mise en scène est fluide. Comment l’avez-vous pensée au regard de cette structure narrative complexe ? On observe aussi une pudeur et une délicatesse dans votre manière de filmer des situations fortes émotionnellement...

La mise en scène consiste surtout à ce qu’on soit toujours intéressé par ce que l’on voit et entend, que l’on ait envie de connaître la suite, et que l’on éprouve tantôt de la tendresse, tantôt de la cruauté, et parfois des sentiments plus complexes. Il y a, comme vous l’évoquiez plus haut, une sorte de motif musical dans la mise en scène, un mouvement qui se déploie, du contrepoint, des rimes, des résonances, quelque chose d’intuitif aussi qui consiste à ce que tout ne soit pas que mécanique mais également « senti ». Le parti pris premier fut de trouver une grande variété de décors, qui ne soient pas tape-à-l’œil. Notre mot d’ordre avec mon chef décorateur, David Faivre, était : « ordre et désordre ». La mise en scène se devait ainsi d’être à la fois fluide et vivante. Je cherchais une forme de transparence dans la mise en scène qui permette de longues conversations et des moments plus brefs.

Comme tout ce qui concerne Joan est très chargé, il y avait de ma part la volonté de trouver une bonne distance pour raconter sa douleur en l’appuyant le moins possible. Dans les séquences où elle s’écroule, je voulais soit qu’elle se cache le visage, soit que la caméra recule. Le spectateur doit pouvoir se projeter et éprouver ce qu’elle vit à l’aune de sa propre intimité. De la même manière, la musique du film ne doit pas être redondante dans ces cas-là. Je pars toujours de mes souvenirs et sensations de spectateur pour réfléchir à ma manière de filmer ces moments émotionnellement forts. Je n’aime pas être forcé, et ne suis jamais autant ému face un film que lorsqu’on me laisse de l’espace pour entrer en résonance avec ce qui se joue à l’écran.

Pourquoi le choix du Scope ?

C’est mon quatrième film tourné en Scope avec Laurent Desmet, le directeur de la photo. Nous avons essayé beaucoup de choses avec ce format. Le Scope permet des cadres à la fois larges et serrés, c’est la réunion de deux valeurs optiques en une seule. Cela apporte une forme de romanesque, et sur certains décors, une vraie ampleur. Le Scope est aussi très intéressant pour tourner des plans-séquence à deux personnages, comme au début du film entre Joan et Victor.

Pourquoi Lyon comme ancrage de cette histoire ? Et comment avez-vous choisi vos multiples décors, qui ont pour point commun de laisser circuler la lumière ?

Je souhaitais que l’action se déroule dans une grande ville, ce qui permet une variété de décors. Lyon est une ville qui offre une grande diversité architecturale, depuis les théâtres romains jusqu’aux rues des pentes et les gratte-ciels de Villeurbanne ! Je souhaitais également une ambiance qui ne soit pas trop solaire. Lyon condense cette intériorité du Nord et ces élans du Sud.

Vous réunissez des comédiennes et comédiens d’horizons variés, envisagez India Hair sous un jour nouveau, et retrouvez Vincent Macaigne pour la troisième fois. Comment avez-vous composé votre casting ?

C’était joyeux de réunir des actrices et acteurs aux personnalités et aux natures de jeu très différentes. Cela crée une chaleur qui me touche et qui m’a toujours séduit au cinéma.

India Hair, j’avais envie de la rencontrer depuis un certain temps. Je l’avais d’abord envisagée dans une comédie. Nous avons fait une lecture juste pour nous découvrir, et j’ai été saisi par sa sensibilité et sa façon d’être ; je l’ai trouvée très émouvante et j’ai eu aussitôt envie de la montrer comme peut-être on ne l’avait jamais vue. Pour jouer Joan, il a fallu qu’elle se centre sur des émotions intérieures. Son personnage est tout le temps dans la réserve, en questionnement, c’était un vrai défi à relever.

Sara Forestier n’avait pas joué depuis plusieurs années. Elle était dans une telle générosité de jeu qu’il fallait presque la freiner dans son élan ! On connaît son énergie, mais je trouve qu’elle aussi apparaît sous un jour nouveau. Son personnage est une femme amoureuse qui fait face à des revers et je la trouve saisissante dans sa manière d’incarner une pensée et une délicatesse que le personnage ne formule jamais.

Avec Camille Cottin, tout fut simple et évident. Nous n’avons pas eu besoin de beaucoup discuter et ce qu’elle donne dans ce film est au-delà de ce que j’espérais.

Il en est de même de Vincent Macaigne. Malgré la connaissance que je commence à avoir de lui, après trois films, j’ai été une fois de plus surpris par l’étendue de son talent.

Il y a chez Damien Bonnard une tendresse naturelle qui m’émeut. Sa présence est manifeste et l’émotion, aussi subtile soit-elle, passe immédiatement avec lui et je voulais filmer cela. En peu de mots et quelques regards, il raconte beaucoup.

Avec Grégoire Ludig, c’est encore une autre variation. C’était une vraie joie de travailler avec lui, tant il est généreux et disponible, la gentillesse incarnée à son paroxysme. Comme il incarne un homme qui trompe sa compagne, j’avais besoin d’une figure attachante pour qu’on ne le condamne pas d’emblée et qu’on ait envie de le comprendre.

J’ai à cœur qu’on aime mes personnages, même lorsque leurs comportements sont moralement discutables. Le casting réalisé par Constance Demontoy consistait donc à trouver des actrices et acteurs à fort capital sympathie et c’est le cas de toutes et tous.

J’ai eu aussi le plaisir de retrouver Mathieu Metral, dans le rôle de Martin, et Hugues Perot, qui joue Antonin (la rencontre que fait Rebecca sur Tinder), deux comédiens avec qui j’avais tourné des courts-métrages.

Comment avez-vous travaillé au montage avec Martial Salomon ?

Ce fut un copieux travail avec Martial, qui est un acteur majeur pour moi dans la création de mes dix derniers films. Le montage est l’endroit où le film apparaît et il faut pour cela un certain temps. L’idée est de créer une relation chaleureuse, musicale et cérébrale entre le film et celle ou celui qui le reçoit.

En tant que spectateur, j’aime être mis en état de désir face à ce qui se joue sous mes yeux, et c’est ce que je cherche à mettre en pratique à l’écriture, au tournage et surtout au montage. Il faut aussi trouver le bon rapport entre ce qui est donné à voir et ce qu’on laisse imaginer au spectateur. J’aime le prendre par la main, ce que permet la musique. Elle intervient dans la couleur et la chaleur d’un film, mais surtout elle peut accélérer et approfondir ce qui s’y joue.

La musique de Trois Amies mêle habilement les thèmes originaux de Benjamin Esdraffo à un large répertoire classique...

La musique représente un chantier important, car le film comporte beaucoup de scènes et de personnages. Il nous faut trouver une grande variété de thèmes. Nous croisons nos références avec Martial Salomon. J’ai un goût prononcé pour beaucoup de compositeurs classiques, on a pu l’observer sur mes précédents films, mais sur celui-ci, nous avons travaillé pour la première fois avec Benjamin Esdraffo, qui a composé les partitions des moments-clés. Ce fut une très belle rencontre. Nous avons partagé des sources d’inspiration très hétéroclites – naviguant de Chostakovitch à Howard Shore, en passant par Poulenc, Mozart, Beethoven ou Bernard Hermann. Et Benjamin a su créer des thèmes en grande cohérence avec les musiques que Martial et moi avions sélectionnées pour ce film. Nous étions très heureux de cette collaboration.

Comme ceux de Chronique d’une liaison passagère, les personnages de Trois Amies vont au cinéma voir des classiques...

Tout ce qu’on met dans un film promeut ce qu’on aime. J’aime ainsi montrer des gens qui vont au cinéma. J’avais envie que mes personnages n’aillent voir que des films de répertoire. J’aime beaucoup cette citation de Jean-Louis Comolli, qui fut mon professeur à La Fémis : « Nous oublions volontiers que les programmes ou les films que nous voyons ne sont pas seulement porteurs d’histoires, de fictions, de personnages, d’aventures, mais qu’ils représentent, que nous l’ayons voulu ou non voulu, des modèles de comportements, de relations à l’autre, de considérations à l’autre. » C’est une pensée qui nourrit ma construction des personnages et mes mises en scène. Je crois, comme Jean-Louis Comolli, que faire un film, c’est aussi faire la promotion des considérations qui nous importent et qui définissent avant tout le geste cinématographique.

Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat